Une révolution est apparemment en marche. Désormais, en vertu de l’article 1833 du Code civil, l’entreprise qui reste « constituée dans l’intérêt commun des associés », doit être « gérée dans son intérêt social en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité». Jusqu’alors, la France était apparemment plus favorable à la valeur actionnariale que les pays anglo-saxons présentés, souvent à tort, comme les chantres du capitalisme actionnarial. Inspirée par le Rapport Notat-Sénard (« L’entreprise, objet d’intérêt collectif [1]»), la loi Pacte veut rompre avec cette logique. Elle permet même aux entreprises qui le souhaitent de « préciser une raison d’être ».

Cette notion de « raison d’être » s’inscrit dans un débat plus large et mondialisé sur la crise du capitalisme[2], la montée des inégalités, l’urgence climatique et le besoin croissant des nouvelles générations de retrouver un sens[3] qui ne soit pas purement matérialiste et individuel. Elle a été particulièrement mise en exergue dans le Rapport Notat-Sénard qui considère que toutes les entreprises devraient définir une raison d’être, non réductible au profit afin d’être un guide pour les décisions du conseil d’administration.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cette nouvelle philosophie ne devrait pas inquiéter les actionnaires malgré les débats passionnés qu’elle a suscité pendant de nombreux mois.

 

Le cours de bourse dépend des anticipations à long terme

Il est tout d’abord nécessaire de rappeler que la « raison d’être » (sur la définition de laquelle on reviendra ultérieurement), la mission de l’entreprise, sa culture, les liens qu’elle entretient avec son écosystème, les enjeux sociaux et environnementaux auxquels elle est confrontée et plus généralement sa stratégie à long terme ne sont pas des nouveautés ou des découvertes pour les investisseurs.

La décision d’investir repose sur une estimation de la rentabilité et du risque futurs des activités de l’entreprise, toujours appréciés sur le long terme. Les travaux d’Associés en Finance[4] montrent que depuis 2005, le poids des 10 premières années de flux de trésorerie  prévisionnels des entreprises françaises représente 60% de la capitalisation boursière en moyenne, et cette part a eu tendance à diminuer depuis 2016. La valeur de marché d’une entreprise s’explique donc à hauteur de 40% par les flux de trésorerie qu’elle sera capable de générer au-delà de 10 ans.

La déconnection[5] croissante entre valeur boursière et valeur comptable des actifs reflète la part croissante des actifs intangibles dans les estimations des investisseurs. Ceux-ci veulent clairement aller au-delà des informations financières à court terme : beaucoup d’entreprises en perte, voire même sans activité (les « licornes », les sociétés de biotech…) sont généreusement valorisées par le marché[6].

Cette intelligence collective du marché financier n’est pas incompatible avec le comportement court termiste de certains de ses acteurs. Il est un fait que tous les investisseurs n’ont pas le même intérêt pour les informations extra-financières et le long terme. Mais l’efficacité du marché repose justement sur la diversité des stratégies d’acquisition d’information et de décision de ses différents acteurs :

  • 40% environ de la capitalisation boursière mondiale est géré suivant une logique mécanique (fonds indiciels ou quasi-indiciels, ETF, …). Les gérants qui adoptent ce type de stratégie n’ont qu’un intérêt limité pour les fondamentaux des entreprises. Ne pouvant aisément se dégager de leurs participations, ils s’intéressent cependant à leur gouvernance et aux aspects environnementaux et sociaux de la politique de l’entreprise pour prendre leurs décisions de vote lors des assemblées générales, dans une logique de « voice over exit»[7].
  • 40% sont gérés suivant une logique opportuniste qui consiste avant tout à essayer d’anticiper les mouvements du cours en fonction du flux d’information disponible en provenance de l’entreprise, des analystes qui la suivent, des acteurs du secteur, des comportements des autres investisseurs ou spéculateurs… Les fondamentaux de l’entreprise n’entrent quasiment pas dans ce raisonnement. Ils sont clairement dans une logique de court termisme.
  • 20% sont gérés par des investisseurs « fondamentaux »[8] dont les décisions d’investissement et de désinvestissement sont le fruit d’une conviction sur la capacité de l’entreprise à développer et maintenir un avantage concurrentiel et assurer la résilience de son business model. Ces investisseurs minoritaires sont déterminants pour le niveau d’un cours car, même s’ils investissent rarement, leur volume d’achat journalier est 7 à 30 fois plus important que celui des investisseurs opportunistes pendant la période de constitution d’une ligne de participation[9].

Affirmer que le marché financier est court termiste est donc une simplification proche de la caricature[10]. Même si certains investisseurs le sont incontestablement, ce qui est essentiel, c’est que le jeu du marché soit essentiellement influencé par les plus fondamentaux d’entre eux.

 

Les investisseurs, consommateurs voraces d’informations non financières

Si donc les cours de bourse représentent à terme les attentes des investisseurs les plus sophistiqués, la présentation du cas d’investissement par l’entreprise devient essentielle pour la construction de ces attentes[11]. Un cours n’est que la cristallisation des promesses faites par les dirigeants telles qu’elles sont comprises par les investisseurs. Avant d’accuser ceux-ci d’indifférence à l’égard des performances extra-financières ou d’obnubilation pour les résultats à court terme, il faut se demander si l’on communique correctement sa stratégie et si l’on privilégie le dialogue avec ceux des investisseurs qui comptent, c’est-à-dire ceux qui sont les plus à même de retranscrire les fondamentaux de l’entreprise dans son cours.

La qualité des informations stratégiques transmises au marché est donc un élément essentiel à la formation des cours et à leur réalisme. De ce point de vue, les investisseurs ont bénéficié d’une réglementation toujours plus exigeante, notamment en France. Dès 2001, la loi relative aux Nouvelles Régulations Économiques avait imposé aux sociétés cotées de publier des informations sur les conséquences sociales et environnementales de leurs activités. Ces obligations ont été élargies par le décret d’application de la loi Grenelle 2, puis par la loi de 2015 sur la transition énergétique. Enfin, la transposition d’une directive européenne de 2014 a donné naissance à la déclaration de performance extra-financière qui remplace aujourd’hui les dispositifs précédents. Au niveau international, de multiples initiatives ont été lancées pour proposer aux entreprises des référentiels extra-financiers de plus en plus précis et sophistiqués (GRI, SASB, IIRC, …).

La richesse des informations disponibles a permis aux investisseurs de mettre en place une intégration toujours plus poussée des facteurs Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG) dans leurs stratégies et leurs décisions. On estime que 45% des gérants d’actifs ont mis en place des processus d’intégration et 45% déclarent y travailler[12]. L’exploitation de ces données extra-financières n’est donc plus réservée à l’investissement dit socialement responsable (ISR). Toutes les autres classes d’actifs cherchent à tirer parti de ce nouveau type de données.

Les fonds passifs ou les fonds quantitatifs utilisent ces données fournies directement par les entreprises ou indirectement au travers des notations indépendantes qui se sont multipliées depuis plusieurs années (Vigéo/Moody’s, MSCI, Sustainalytics, REPRisk, Oekom/ISS …). Même si les méthodes sont critiquées[13], leurs notes sont intégrées dans les modèles d’évaluation et ont une influence sur les ordres d’achat ou de vente et donc sur le comportement des cours.

Les investisseurs fondamentaux « classiques » ont toujours été friands des informations non financières qui leur permettent de replacer des performances réalisées et attendues dans une logique stratégique de long terme. L’une des raisons pour lesquelles certains gérants n’investissent jamais dans une entreprise sans avoir eu l’occasion de rencontrer son management est que ce type de rencontre « one to one » leur permet d’accéder non pas à des informations privilégiées, mais à un éclairage unique sur le cadrage stratégique de l’entreprise, la stratégie et la capacité d’exécution de celle-ci par la direction.

 

Des investisseurs actifs et engagés

Mais les investisseurs ne sont pas seulement des consommateurs d’informations extra-financières. Ils sont aussi des influenceurs qui veulent peser sur les comportements des entreprises, volontairement ou par obligation.

Cette volonté se manifeste à l’occasion des assemblées générales d’actionnaires ou du dialogue régulier qui est mené entre émetteurs et investisseurs. La plupart des gérants ont mis en place des politiques de vote et d’engagement qui intègrent une dimension ESG marquée.

Les plus vocaux sont StateStreet et BlackRock dont les présidents adressent une lettre annuelle[14] aux CEOs afin de les inciter à gérer en fonction du long terme et donc à se préoccuper des conséquences que leurs activités ont sur leur environnement au sens large. La plupart des grands fonds ont statué assez précisément sur ce qu’ils attendent en matière d’ESG de la part des entreprises dans lesquelles ils investissent. En particulier, ils souhaitent que la rémunération variable des dirigeants soit en partie liée à l’atteinte d’objectifs extra-financiers liés à la prise en considérations d’enjeux environnementaux ou sociaux.

Dans le dialogue annuel qui s’établit avant l’assemblée générale avec le secrétaire du conseil ou un administrateur référent sur les résolutions présentées aux actionnaires, ils cherchent à évaluer la cohérence entre stratégie, politique ESG, culture, indicateurs financiers et extra-financières et rémunération[15].

Cette exigence que les gérants développent à l’égard des entreprises est nécessaire pour répondre à leurs propres contraintes ou promesses. En 2006, sous l’égide de l’ONU, les plus grands investisseurs institutionnels ont développé six « Principles for Responsible Investment » destinés à mieux aligner leurs politiques d’investissement avec des objectifs sociaux et sociétaux plus larges, principes qu’ils s’engagent à respecter et sur l’application desquels ils doivent communiquer annuellement. Les signataires regroupent aujourd’hui 2300 fonds et représentent 82 trillions de dollars d’actifs sous gestion.  A partir de 2020, l’introduction d’indicateurs alignés avec le TCFD (Task Force on Climate-related Financial Disclosures) sera obligatoire pour tous les signataires.

A ce dispositif mondial s’ajoutent des initiatives plus limitées. Ainsi, l’International Finance Corporation de la Banque Mondiale a mis au point une méthode d’ « impact investment » (Operating Principles for Impact Management[16]) que ses signataires, une soixantaine de fonds d’investissement, s’engagent à appliquer. Autre exemple, en vertu de l’article 173 de la loi sur la Transition Énergétique pour la Croissance Verte[17], les sociétés de gestion françaises doivent publier des informations sur les modalités de prise en compte des critères relatifs aux objectifs environnementaux, sociaux et de qualité de gouvernance dans leurs politiques d’investissement et de gestion des risques. L’application de ces dispositions fait l’objet de différents guides proposés par les organismes professionnels (Association Française de Gestion et France Invest) afin d’aider les investisseurs dans la collecte de ces informations auprès des entreprises. Les obligations de reporting imposées aux investisseurs se répercutent donc directement sur les entreprises.

Force est donc de constater que les investisseurs ont pris une part importante dans la prise en compte progressive des facteurs sociaux et environnementaux par les entreprises. Un cercle vertueux s’est enclenché. L’enrichissement progressif des données extra-financières et leur diffusion toujours plus large a permis à la communauté financière d’affiner l’analyse des sociétés. Alors que pendant longtemps il était difficile de démontrer que les efforts des entreprises en matière d’ESG étaient valorisés par le marché, les études contemporaines montrent que les entreprises vertueuses bénéficient d’un avantage sur celles qui le sont moins[18]. Mieux, les investisseurs font preuve d’une maturité croissante dans ce domaine : ils sont capables de faire la part des choses entre les indicateurs qui sont stratégiquement pertinents (définis à la suite d’une analyse de matérialité) et ceux qui ne le sont pas[19].

L’incitation de la loi Pacte à définir sa raison d’être et l’obligation de prendre en considération les enjeux environnementaux et sociétaux s’inscrit donc dans une logique vertueuse dont les avantages sont clairs et progressivement reconnus par les investisseurs. Elle est de nature à amplifier cette tendance à condition que soient respectées quelques conditions qui seront présentées dans la seconde partie de cet article.

 

[1] L’entreprise, objet d’intérêt collectif, Nicole Notat, Jean-Dominique Senard, 9 mars 2018.

[2] People, Power and Profits, progressive capitalism for an age of discontent, Joseph Stiglitz, 2019

[3] Start with Why: How Great Leaders Inspire Everyone to Take Action, Simon Sinek, 2011

[4] Club de Gestion Financière, présentation de Bertrand Jacquillat du 15 juin 2017, page 21

[5] The End of Accounting and the Path Forward for Investors and Managers, Baruch Lev and Feng Gu, Wiley Finance, 2016

[6] Comprendre et évaluer les entreprises du numérique, François Meunier, Eyrolles, 2017

[7] Voice versus Exit: The Causes and Consequence of Increasing Shareholder Concentration, Jahnke, Patrick,  2017

[8] When Fundamental Investors Relieve Market Pressures on Management: Evidence from France, Alexandre Garel, Jean-Florent Rérolle, 2016. 

[9] Value, the four cornerstones of corporate finance, Tim Koller, Richard Dobbs, Bill Huyett, Wiley 2011 (Chapitre 6 : “Who is the stock market”).

[10] Are U.S. Companies Too Short-Term Oriented? Some Thoughts, Steven N. Kaplan, 2017.

[11] Voir : Narrative and numbers, the value of stories in business, Aswath Damodaran, Columbia Business School, 2017.

[12] Institutional Investor Survey 2019, Morrow Sodali.

[13] Ratings that Don’t Rate: The Subjective World of ESG Ratings, Timothy M. Doyle, ACCF, July 2018.

[14] Purpose and profit, Larry Fink, Blackrock, 2019

[15] Vers une gouvernance intégrée – L’engagement actionnarial : des conséquences profondes pour la gouvernance des entreprises, Jean-Florent Rérolle, Vox-Fi 12 juin 2018.

[16] Investing for Impact: Operating Principles for Impact Management, IFC,

[17] L’essentiel sur l’article 173 de la loi TEE, Novethic

[18] ESG and financial performance: aggregated evidence from more than 2000 empirical studies, Gunnar Friede, Timo Busch & Alexander Bassen Journal of Sustainable Finance & Investment (2015); https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2699610

[19] Corporate Sustainability: First Evidence on Materiality, Mozaffar Khan, George Serafeim, and Aaron Yoon.

 

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 3 juin 2019.